interview du co-fondateur d’edupad : rendre l’enfant accro à ses exercices sur tablette

esukudu_daniel_jasminDaniel Jasmin est un serial entrepreneur passionné. Physicien de formation, voilà maintenant douze ans qu’il baigne dans la marmite de l’innovation : il donne ainsi vie à des usages innovants dans divers secteurs d’activités allant des assurances aux transports. En 2007, il a fondé avec son associé Jérôme Serre, ExploLab, un cabinet de conseil en stratégie d’innovation. En 2009, ensemble, ils créent également ExploLab Factory, un incubateur de start-up innovantes. Le 27 janvier 2010, un autre entrepreneur nommé Steve Jobs, présente au monde un produit révolutionnaire, une tablette tactile répliquant l’ergonomie de l’iPhone : bienvenue à l’iPad. C’est alors que Daniel Jasmin et son co-équipier décident d’investir massivement dans le développement d’applications éducatives pour iPad d’abord, puis pour iPhone/iPod et récemment sur Windows 8 : voilà comment est née la société eduPad. Ce monde de l’éducation n’est pas étranger à Daniel Jasmin qui, pendant deux ans, a enseigné en Turquie. De plus, en 2004 déjà, il avait créé « Tech for Teach », une association qui consistait à réinventer la journée scolaire en exploitant le potentiel offert par les nouvelles technologies. Ce père de trois enfants, scolarisés en école nouvelle, fait partie des entrepreneurs visionnaires du monde de l’éducation. Vous le découvrirez dans cette interview.

 

esukudu : Daniel Jasmin, vous êtes le co-fondateur de la société EDUPAD, qui édite les applications éducatives iTooch. Quest-ce que cest exactement ?

Daniel Jasmin : eduPad est une plateforme qui permet à des auteurs (enseignants, établissements, éditeurs de contenus pédagogiques…) de produire des contenus et activités pédagogiques sur des supports tactiles (tablette, smartphone). La particularité des applications produites est que les activités sont mises dans une mécanique de jeux impulsée par des « game dynamics », rendant le jeu éducatif aussi addictif qu’un jeu vidéo. EduPad a ainsi développé la série d’applications iTooch, des jeux de soutien scolaire qui couvrent les programmes scolaires de primaire (math, français) et collège (math, français, anglais et science) : on retrouve iTooch Primaire, iTooch Collège. Mais il y a aussi Cahiers de Vacances pour préparer la rentrée en s’amusant ; eduProfs, une application issue d’un partenariat avec la maison qui édite la bande dessinée Les Profs ; et Quiz Unicef Collège, co-produit avec UNICEF France, qui sensibilise le jeune aux droits de l’enfant. A ce jour, eduPad a déjà convaincu plus de 300 000 apprenants dans le monde.

 

esukudu : Doù vous est venue cette idée de créer eduPad ?

D.J. : Depuis douze ans que nous sommes dans le monde de l’innovation, Jérôme et moi avons participé à faire naître 60 projets innovants, en cherchant à faire adopter de nouveaux usages dans les différents secteurs d’activité que nous avons adressés. Nous avons découvert par essais et erreurs les bonnes pratiques à appliquer et les pièges à éviter. Ce qu’il faut savoir, c’est que quels que soient la pertinence et le potentiel apportés par l’usage d’une innovation, elle induira une résistance, car elle demandera de repenser des pratiques maîtrisées aux résultats mesurables et connus. Pour beaucoup, c’est vécu comme un grand saut dans l’inconnu et pour seulement 10-20%,  c’est justement la bouffée d’adrénaline qu’ils attendaient pour leur redonner de l’intérêt à leur pratique. Pour  pallier cela, notre mission a été de concevoir des services tellement simples et accessibles que leur usage devient une évidence. Par exemple, en 2010, l’iPad est arrivé comme un ovni, même s’il était déjà précédé par des tablettes PC. Nous avions déjà travaillé sur les tablettes PC et identifié les freins d’adoption de terminaux comme celui-là. Mais là où nous avons vu que l’iPad avait tout compris, c’est que, pour une fois, il n’y avait qu’un seul bouton pour commander le tout : rien que ça, c’est une immense barrière technologique qui tombe. Notre idée, à ExploLab, a alors été de faire rentrer cette technologie dans le milieu scolaire. Mais face à une technologie nouvelle, les réactions sont généralement les mêmes : 10 à 20% des parents et enseignants très alertes se précipiteront pour l’adopter, face à 80 à 90% de résistants à l’innovation. Ca s’est vu déjà avec les TBI (ndlr : Tableaux blancs interactifs). Alors, comment faire pour que tout le monde franchisse ce pas ?

 

esukudu : Comment donc rendre l’innovation compatible avec la façon d’enseigner ? 

D.J. : La question que l’on s’est posée, c’est plutôt comment mettre l’innovation au service de la façon d’apprendre et pour y répondre, on a créé eduPad, société qui développe les produits les plus accessibles possibles. On nous fait souvent remarquer à quel point nos applications sont excessivement simples, à la différence d’application très « Wahou » ; mais justement, l’avantage de cette extrême simplicité, c’est qu’elle nous permet de nous adresser aux 80-90% des parents, élèves et enseignants qui ne sont pas des geeks. Ce sont des applications d’une telle simplicité qui facilitent l’adoption et permettent de franchir le premier pas de la migration de l’école vers le numérique. Pour les concevoir, nous avons fait appel à des pédagogues de l’Education Nouvelle : en jouant sur iTooch, l’élève est tout à fait capable de découvrir la leçon en faisant l’exercice d’abord. C’est aussi avec ces mêmes pédagogues qu’on a pensé le système d’évaluations (par la ceinture) et le découpage de grains d’apprentissage, suffisamment courts pour que l’enfant n’ait pas le temps de s’ennuyer. D’un autre côté, on a travaillé avec des game designers (ndlr : concepteurs de jeux), pour utiliser les mêmes leviers que les jeux vidéos, pour donner à l’enfant l’envie de retourner vers ses exercices et ses leçons.

 

esukudu : Justement, on parle beaucoup de TICE, de ludo-éducatif : qu’en est-il du marché des applications éducatives en France ? Les parents ont-ils développé le réflexe de télécharger des applications éducatives pour leurs enfants ?

D.J. : Quand on regarde ne serait-ce que dans l’Apple Store, on compte pas loin de 100 000 applications éducatives gratuites ou payantes et quand on sait que sur les 25 milliards d’Apps téléchargés dans le monde (avec l’équivalent sur Android) environ 8% sont des Apps éducatives, il est évident que le marché est bien réel. Au démarrage d’eduPad, on nous demandait systématiquement si on visait le marché scolaire ou parascolaire, notre réponse a toujours été que nous étions centrés sur les moteurs d’apprentissages de l’apprenant pour qui les besoins sont les mêmes à l’école ou à la maison. Nous collons au programme scolaire pour que cela soit cohérent pour l’enfant et plus facile à utiliser pour les parents et enseignants. A la maison, la tablette est posée sur la table basse du salon, c’est même souvent l’enfant qui s’en sert le plus. L’usage des tablettes tactiles va de pair avec leur développement, qui s’accélère de façon vertigineuse, d’année en année. Les Smartphones sont les téléphones qui se vendent le plus, comparés aux téléphones classiques. Quand on regarde les cycles de vie des mobiles, on peut facilement parier que d’ici deux ans, presque tous les adolescents en auront un. Et sachant que ceux-ci passent 80% de leur temps en milieu scolaire, il est parfaitement compréhensible qu’ils téléchargent eux aussi, des applications d’aide aux devoirs.

 

esukudu : Et les écoles ? Le corps enseignant ? Y a-t-il encore des efforts à faire ?

D.J. : Le sujet n’est pas qu’une question d’équipement. Globalement, pour enseigner, un enseignant n’a besoin que d’élèves, et ça depuis la toute première classe. Les arguments que nous pouvons avancer sont l’accès à des ressources permettant d’enrichir le contenu d’un cours et d’aborder de sous un autre angle (souvent plus ludique ou imagé) des notions à assimiler. Beaucoup d’enseignants le font déjà en donnant à leurs élèves des sites et ressources à consulter chez eux ou au CDI. Mais faire rentrer l’accès au digital dans le temps de classe joue forcément au détriment d’un autre temps. Quand j’enseignais en collège et lycée, je courais toujours derrière le temps, et l’espace disponible pour faire des projets ou expérimentations était très limité. L’usage qui me paraît le plus intéressant est l’auto-évaluation et l’apprentissage des fondamentaux car cela fait gagner du temps de classe pour faire autre chose (projet, applications du cours,…). Si on imaginait des cours qui démarraient par une session d’auto-évaluation (auto-corrigée) et dans lesquels l’enseignant ne viendrait plus qu’accompagner de façon personnalisée les enfants n’ayant pas acquis les notions, on aurait à mon sens un système éducatif plus efficace où l’enseignant aurait plus de temps pour faire autre chose que de l’acquisition de notions fondamentales. Ces usages vont se construire au travers des expérimentations qui se développent en France et dans le monde.

Concernant l’équipement, les prix des terminaux baissent (on peut en trouver autour de 200€ en France et même à 60$ en asie), il n’est pas impossible que cela devienne comme la calculatrice un support à fournir à la rentrée scolaire. J’ai vu certaines universités en Turquie qui avaient trouvé un modèle de financement rien qu’en économisant les coûts d’impressions des livres et copies. Passé l’équipement, il y a le besoin  d’avoir des scénarios d’usage pour se servir de ces matériels. eduPad participe à un projet de recherche avec le CNDP (Centre National de Documentation Pédagogique) et le département de la Corrèze. Nous trouvons ensemble des éléments de réponses à la question « comment intégrer les tablettes dans l’enseignement ? ». Je crois beaucoup à la preuve par l’exemple : pour entraîner les autres, il faut que les enseignants voient concrètement comment se déroule une classe équipée.

 

esukudu : Quelle est, selon vous, la puissance du ludo-éducatif ? Jouer sur iPad peut-il aider à avoir de bonnes notes ?

D.J. : eduPad existe depuis 2010 et, à en croire les 300 000 apprenants qu’on a convaincus jusqu’ici, nos applications marchent. Le ludique participe à cette réussite, l’enfant ne se rend pas compte qu’en jouant, il est en train de revoir son cours, ce qui l’aide aussi à améliorer ses notes. Aux Etats-Unis, une étude a été réalisée, pour laquelle on a observé deux panels d’écoliers : on avait muni les uns de tablettes tactiles, et les aux autres, non. L’étude a montré que les enfants avaient de meilleurs résultats avec les tablettes.

 

esukudu : Pensez-vous que le numérique est l’avenir de l’éducation ?

D.J. : Nous sommes dans un monde qui devient de plus en plus digital. Le digital va donc forcément rentrer dans le milieu éducatif. Souvent, on cloisonne l’éducation à l’école, mais ce n’est déjà plus le cas, il n’y a pas un seul professeur d’histoire qui ne demandera pas de faire des recherches internet à la maison. L’usage des ENT (environnement numérique de travail), la disponibilité de contenus pédagogiques en ligne, prouvent bien qu’aujourd’hui, l’accès au savoir dépasse les murs de l’école. Je pense que le digital a deux cartes à jouer : permettre un rythme personnalisé d’apprentissage dans une même classe et libérer du temps pour que l’enseignant puisse s’aménager des moments de dialogues personnalisés avec les élèves. Si on pousse le modèle un peu plus loin, on peut se demander si le numérique ne devrait pas être l’ossature de l’apprentissage (en présenciel ou à distance) et la classe un lieu de dialogue et de sociabilisation. « Le digital deviendra-t-il le tronc commun sur lequel le cours se construira ? » Ca exige de repenser la façon d’apprendre. L’école de demain reste à construire. Je suis plus que jamais convaincu que dans les dix à vingt prochaines années, la façon d’apprendre aura radicalement changé.

 

esukudu : Que pensez-vous de ce programme de l’Education Nationale sud-coréenne de faire des écoles 100% digitales d’ici 2015 ?

D.J. : Je n’étais pas au courant de cette info, il faut qu’on aille les voir 😉 ! Mais est-ce qu’ils maintiennent des salles de classes ? Ils auraient dû aller au bout de leur réflexion, se demander comment réinventer le lieu de rencontres sociales des enfants dans une école, sachant que le cursus digital n’est pas du tout un cursus présentiel : on n’a plus besoin de se rendre dans une salle de classe pour apprendre. Comme le montre l’exemple de Coursera, c’est un paradigme vers lequel on s’oriente de plus en plus : d’un côté, on a un cursus digital où l’élève n’est pas obligé d’être présent physiquement, de l’autre côté, on a un besoin de formation de la société et de socialisation de l’enfant. J’imagine donc un modèle scolaire dans lequel j’aurai un processus d’apprentissage digital qui serait très personnalisé et adapté à mon rythme et, par ailleurs, des lieux de socialisation construits autour de pédagogues. Je pense que l’équipement d’un établissement n’est qu’une étape qui ne remet pas en question le mode de fonctionnement de l’apprentissage. Le modèle descendant de transmission du savoir n’est plus vrai : bien guidés, les élèves de ce siècle sont capables d’appréhender n’importe quelle notion (en quelques dixièmes de seconde) Pourquoi ont-ils besoin d’écouter un orateur dérouler son savoir sur un rythme qui n’est forcément pas le leur (car il n’y a pas d’élève moyen) ?

 

esukudu : Quelle est l’actualité éducative qui vous a marqué récemment ?

D.J. : Cet article du Monde que je vous ai fait suivre,  m’a énormément plu. A part cela, notre entreprise eduPad est, en ce moment, au cœur de l’actualité éducative. Nous venons de sortir l’application éducative de l’UNICEF, Quizz Unicef Collège. Nous avons également travaillé avec les éditions Bamboo pour lancer l’application Eduprofs ; enfin, nous avons développé iTooch sur tous les niveaux d’éducation aux Etats-Unis. Toutefois, l’actualité que je suis le plus, c’est le témoignage des enseignants eux-mêmes sur les modules et innovations numériques qu’ils ont testés avec leurs élèves. Je suis aussi beaucoup l’actualité des pays en développement qui font un saut considérable grâce à l’éducation via le numérique et prennent, par rapport aux pays riches, une bonne longueur d’avance sur ces points-là.

 

esukudu : Le mot de la fin ?

D.J. : Le monde va changer dans la façon d’apprendre. C’est une aventure exaltante, il faut juste des gens qui viennent développer des usages, repenser les processus. Au niveau pédagogique, la France a un historique riche. Il est fondamental qu’il y ait des gens qui s’emparent de cette richesse et se souviennent que nous sommes une nation de penseurs et de pédagogues.

 

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